Une écriture

« […] dis-moi pas me répète-t-il lorsque je lui raconte que l’écriture est un principe de mort, que la parole n’exige pas la présence de l’objet pour s’énoncer, que cet objet dont on parle pourrait aussi bien être ailleurs, enterré depuis trois siècles, dis-moi pas, dis-moi pas, de la magie, et Jean-Paul Sartre, et la nausée qu’on éprouve devant ce qui vit […] 1 »

« En dehors de ses livres, elle ne valait rien. Elle n’était sûre de rien. La signification ne prenait sa pleine valeur que sur papier. La signification n’était bienvenue, et bien reçue, que sous l’astiquage de ses phrases effrontées. À l’extérieur, elle livrait mal la marchandise, elle souffrait de désorientation. À l’extérieur, le monde n’avait jamais grand sens. 2 »

Nelly Arcan a beaucoup reproché aux médias de s’attarder au côté licencieux de sa personne et de ses personnages plus qu’à son écriture même. Dans beaucoup des articles qui lui ont été consacrés, son passé d’escorte, ses multiples chirurgies esthétiques et le vocabulaire pornographique utilisé dans ces écrits prennent le pas sur l’analyse de texte. Puis, par effet télescopique, on a beaucoup parlé de la Nelly Arcan personnage public en laissant de côté la Nelly Arcan écrivaine, dont la plume, parfois tendre et souvent dure, noire, une plume défouloir et vengeresse, est pourtant ce qui rend son œuvre intéressante et pérenne.

C’est un fait, l’écriture de Nelly Arcan a souffert de la notoriété de son auteure et de son existence sur la scène médiatique. Comme le résumait Danielle Laurin dans un article post mortem parut dans Le Devoir en septembre 2009, il était « difficile de lire Nelly Arcan. Difficile de la lire au-delà de ce qu’elle appelait elle-même sa “putasserie”, au-delà de ce qu’elle donnait à voir sur la scène médiatique. C’était le paradoxe Nelly Arcan 3  ». En somme, l’écriture de Nelly Arcan n’a pas été reconnue à sa juste valeur, car elle a été oblitérée par la personnalité de l’auteure, « en représentation », « Nelly la blonde pulpeuse, sulfureuse. Nelly la poupée Barbie, aux seins et aux lèvres gonflés. Au regard qui fuit. Cette image plastique, dans laquelle elle s’empêtrait, avec laquelle elle jouait en même temps qu’elle se débattait, lui nuisait à tel point comme écrivaine, que plusieurs refusaient même de la lire. D’autres la lisaient, mais sans la prendre au sérieux, en regardant ses livres de haut. 4 »

1 Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, « Points », 2002 [2001 pour la première édition], p. 136-137.

2 Nelly Arcan, La Robe, [inédit].

3 Danielle Laurin, « Nelly Arcan 1973-2009 – Ni putain ni folle, juste brisée », Le Devoir, 26 septembre 2009 

4 Idem 

Le style Arcan

Pourtant, comme le souligne Nancy Huston dans son texte inédit « Arcan, philosophe », le style de Nelly Arcan est unique, « immédiatement reconnaissable, lapidaire, désopilant, cruel, décapant, dont le vocabulaire a la précision d’un scalpel et la syntaxe, la souplesse d’un saut à l’élastique : phrase à relance dont l’énergie se renouvèle de clause en clause, indéfiniment. 5 »

On est convenu également pour dire que Nelly Arcan avait une plume dure, acerbe et crue ; une façon très lucide de regarder notre société, sans artifices ni complaisance. L’écriture de Nelly Arcan est tout entière empreinte de désespoir et de souffrance ; c’est une écriture d’où le rire est absent et le bonheur épisodique ; comme le disait Danielle Laurin : « une écriture bien travaillée permet de pénétrer la souffrance. 6 »

5 Nancy Huston, « Arcan, philosophe », [inédit]. 

6 Danielle Laurin, op. cit. 

Une écriture en évolution

L’écriture de Nelly Arcan, qui s’est déployée dans quatre romans, quelques nouvelles et un livre illustré, est certes singulière et reconnaissable, mais elle a connu une nette évolution. D’une écriture à la première personne dans Putain et Folle, alimentant la thèse de l’autofiction, Arcan est passée à des formes de narration plus classiques dans À ciel ouvert, écrit à la troisième personne, pour enfin retourner, dans Paradis, clef en main à une narration à la première personne ; cependant, ce dernier roman, contrairement aux premiers, garde une structure plutôt orthodoxe.

« Putain est une sorte de journal intime où l’auteure se livre et se confesse sans filtre et sans pudeur. Le livre n’était pas destiné au départ à être publié ; il consistait en des notes qu’Arcan prenait dans le but de les faire lire à son psychanalyste. Ce processus de création explique le style de l’ouvrage, qui se dessine dans de longues phrases libres et se multipliant au rythme des mouvements de l’esprit, composant une forme de litanie. Les nombreuses répétitions insistent sur la misère de la narratrice, sa colère et l’horreur de son quotidien, accentuant la dureté du ton et du propos, qui tourne autour du métier d’escorte de luxe. Nelly Arcan, en entrevue, explique que Putain et Folle, ses deux premiers romans sont construits « sur un principe de libre association et de digressions qui prennent appui sur trois ou quatre points de repère, d’où [leur] circularité. 7 »

« [C]e livre [Putain] est tout entier construit par associations, d’où le ressassement et l’absence de progression, d’où sa dimension scandaleusement intime. Les mots n’ont que l’espace de ma tête pour défiler et ils sont peu nombreux […]. 8 »

Sur le plan du style, Folle ressemble beaucoup à Putain, il se « déploie également sur ce principe de libre association et de digressions, quoiqu’un peu moins, et prend l’aspect d’une lettre en train de s’écrire 9  ». Ici, le verbe est plus dépouillé, plus nu, et se fond dans une histoire plus concrète où des personnages émergent de façon plus tangible.

Ces deux romans marquent une première phase dans l’écriture de Nelly Arcan, celle de l’autofiction. La narratrice y est très proche de l’auteure, voire en porte le nom, elle multiplie les références à sa vie privée, situe les actions dans des lieux qu’elle fréquente en effet, décrit des personnes qui se reconnaîtront dans ses textes. Nelly Arcan joue littéralement avec les effets de miroirs, ce qui a pour but de semer le doute chez le lecteur, et de susciter son intérêt et son désir de faire la lumière sur la véracité du récit. Dans un article intitulé « Folle de Nelly Arcan : lorsque l’autofiction rencontre la folie », Véronique Ménard explique ce jeu qu’alimente l’auteure avec son personnage littéraire : « Le nom de l’auteur, quant à lui, est un pseudonyme; une façon de faire de l’autofiction une “fiction”, d’écrire au je tout en masquant la parole. Une confusion qui sert bien l’auteur : à jouer sur la voix, le je ne peux qu’être autre. En changeant le nom, la biographie devient roman. Il n’y a donc aucun doute : Folle tient de la fiction. 10  »

À ciel ouvert marque une « coupure par rapport à Putain et Folle 11 » ; l’écriture litanique comme pensée en mouvement laisse la place à quelque chose de plus mesuré. En délaissant le registre de l’autofiction, Nelly Arcan donne à son écriture des formes un peu plus classiques : un roman à la troisième personnes structuré autour de plusieurs personnages et où la dramatisation devient plus importante. Nelly Arcan l’avoue elle-même : « l’écriture est devenue moins torturée, plus classique. 12  »

Ce rejet de l’autofiction est aussi une manière pour Arcan de se détacher de son image provocatrice et impudique, et de prendre un peu de recul avec le monde médiatique. Il est évident que ses deux premiers romans l’ont jetée en pâture aux médias et qu’elle a dû beaucoup souffrir de son statut de personnage public surexposé (dont la lumière sur le passé reste toujours à faire, par ailleurs). Il y avait quelque chose de sacrificiel à s’exposer de la sorte dans Putain et Folle, un sacrifice que l’auteure n’était plus prête à faire. Comme elle le disait elle-même, l’autofiction est une pratique qui relève quasiment du sadomasochisme : « J’étalais mes tripes sur la place publique. C’était presque un sacrifice de moi-même que j’étais en train de faire. Je n’ai pas de regrets, mais je ne veux plus de ça.  13  »

« Pour moi, les deux genres, l’autofiction et la fiction, ça s’équivaut sur le plan littéraire, mais je suis trop sensible pour m’exposer encore de cette façon-là. Je trouve que d’écrire sans le « je », c’est moins cher payé en exposition de soi-même. 14 »

« Je dirais que le plus grand problème de l’autofiction vient de l’extrême vulnérabilité dans laquelle ses auteurs se placent en devenant leur propre personnage principal. 15 »

Dans Paradis, clef en main enfin, l’auteure retourne à ses premières amours avec la narration à la première personne, pour se mettre dans la peau d’un personnage habité par un profond désir de mourir.

7 Mélikah Abdelmoumen, « Liberté, féminité, fatalité », cyberentretien avec Nelly Arcan, Spirale, no 215, 2007, p. 34-37.

8 Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, « Points », 2002 [2001 pour la première édition], p. 17.

9 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.

10 folle-de-nelly-arcan-lorsque-lautofiction-rencontre-la-folie

11 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.

12 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.

13 Chantal Guy, Nelly Arcan : l’amour au temps du collagène, La Presse, 26 août 2007

14 Chantal Guy, op. cit.

15 Mélikah Abdelmoumen, op. cit.

L’érotisme

« Dans tout le discours sur la sexualité, il y a plusieurs niveaux. Il y a un niveau épidermique, ce qui me choque pour des raisons personnelles, de névrose personnelles.[…] Il y a un niveau littéraire. Quand j’écris des livres, ce n’est pas une démonstration, ce n’est pas une explication, ce n’est pas un sens univoque1. 16 »

Dans son article « Arcan, philosophe », Nancy Huston qualifie l’écriture de Nelly Arcan de « pornégraphie », un terme qu’elle invente pour désigner une écriture de la prostitution. Il faut prendre ce terme avec des pincettes : d’une part, il ne s’applique qu’aux deux premiers livres de Nelly Arcan (son ancien métier ne teinte pas de façon claire l’entièreté de son œuvre) et, d’autre part, il doit être distingué du terme « pornographie », laquelle est complètement absente chez Arcan. 10

Il ne faut pas se tromper : ce n’est pas parce que Nelly Arcan parle de sexe dans ses romans, et ce, avec un langage cru, que son écriture peut être qualifiée d’érotique ou de pornographique. En fait, elle est tout le contraire : dénuée de représentations du plaisir ou de la jouissance, inaptes à susciter le désir chez le lecteur. Elle montre plutôt les tares, les perversions, les vices du désir humain et les rapports d’aliénation qui lui sont associés ; c’est l’écriture de la misère sexuelle, pas du sexe. « [I]l n’y a rien de moins érotique qu’un roman de Nelly Arcan. 17  »

« J’aime plutôt montrer ce qu’il [le lecteur] ne veut pas voir. Jamais je ne vais accepter de générer par mon écriture le plaisir sexuel. C’est vraiment important pour moi parce qu’on baigne la dedans constamment. 18 »

Comme Arcan devait souvent le rappeler, son écriture a pour effet de déconstruire et de désérotiser le sexe. Elle va donc à l’encontre de la culture hédoniste occidentale qui carbure au sexe, qui le montre et en parle en continu ; elle « remet en question » et « confronte les gens 19  ». En ce sens, les livres de Nelly Arcan, plutôt que de se complaire dans la culture qu’ils déplorent, en sont une virulente critique, condamnant la sexualisation et les rapports aliénants de domination entre homme et femmes.

Le discours que l’auteure tient dans les deux premiers livres est volontairement « castrant » et « débandant », selon ses termes ; ils répondent, de manière toujours ambiguë, certes, à cette surenchère sexuelle et posent la question : peut-on acheter le désir, l’intimité des gens ? « Le sexe n’est plus un tabou, mais une obsession collective. La société de consommation exige qu’on ne se prive de rien, pas d’avantage de l’orgasme que du reste.  20 »

16 Nelly Arcan, interviewée à l’émission Les Francs-Tireurs. 26 janvier 2005

17 Chantal Guy, op. cit.

18 Chantal Guy, op. cit.

19 Nelly Arcan, interviewée à l’émission Les Francs-Tireurs.

20 Odile Tremblay, « Nelly Arcan – La belle et le dragon », Le Devoir, 28 août 2004

Une écriture du tragique

Le style et les histoires de Nelly Arcan semblent toujours se déployer à partir d’une sorte de chaos originel. Écrire, explique t-elle, c’est construire sur le chaos et les ruines, souvent personnelles, d’une histoire de vie qui n’a pas toujours été très rose. Écrire pour Arcan, c’est s’ouvrir les veines et exhiber ses plaies.

« C’est toujours tenter de retrouver une structure et une cohérence à travers la langue. Et c’est vrai que, dans mon cas, les histoires se déploient toujours à partir de ruines, à partir d’histoires dont il ne reste plus rien : les ruines de l’enfance, les ruines de la comédie du sexe dans la prostitution et la pornographie, les ruines du rapport amoureux. Mon grand défi dans l’écriture est d’en montrer la part de beauté. 21 »

« On avait chacun nos conceptions de l’écriture. Pour toi écrire voulait dire surprendre tout le monde par des idées nouvelles sur des sujets tabous et pour moi, prendre le temps de ne plus être attendue. L’autre côté de la médaille de mon premier livre était son poids énorme qui écraserait le second. Souvent je te disais que le problème, avec ce premier livre, était que tout le monde l’avait aimé mais que personne ne l’avait lu jusqu’au bout, et que la démission de mes lecteurs devant Putain m’empêcherait peut-être de terminer le second ; disons qu’entre mes lecteurs et moi, il y avait une grande complicité, je leur ai appris que vomir pouvait être une façon d’écrire et ils m’ont fait comprendre que le talent pouvait soulever du cœur.

Chez moi écrire voulait dire ouvrir la faille, écrire était trahir, c’était écrire ce qui rate, l’histoire des cicatrices, le sort du monde quand le monde est détruit. Écrire était montrer l’envers de la face des gens et ça demandait d’être sadique, il fallait pour y parvenir choisir ses proches et surtout il fallait les voir follement aimés, il fallait les pousser au pire d’eux-mêmes et vouloir leur rappeler qui ils sont. Toi tu écrivais autrement, tu avais du charme. Tu étais du côté des super-héros, des types sympas, des tombeurs et des filles mouillées, écrire était écrire vers le haut. Contrairement à moi, écrire devait dissiper tout malaise chez le lecteur qui devait se sentir chez lui et consentir aux tombeurs et aux filles mouillées, écrire voulait dire compenser, c’était se venger de sa médiocrité, c’était se rattraper en héroïsme. 22 »

L’auteure, souvent en proie avec ses démons, qu’elle nomme son « dragon », est donc condamnée à une écriture marquée par la ruine intérieure et conditionnée par un mal ineffaçable.

« Je souffre d’une maladie que j’ai nommée le Dragon ; mon dragon est si tyrannique qu’il me traite de tous les noms (putain ou folle par exemple). La façon la plus honorable de me faire du mal sous l’ordre du dragon, est la moins risquée pour ma peau, c’est d’écrire des livres où je me coupe en morceaux. C’est une forme évoluée d’automutilation. 23 »

« En fait, j’écris sur l’impossibilité de faire le deuil de ma condition d’unique et d’irremplaçable. La folie n’est pas loin, car la non-folie serait d’accepter sa place dans le monde. Entre immense orgueil et immense modestie, l’écriture demeure pour moi une forme très sophistiquée d’autoflagellation. 24 »

21 référence manquante

22 Nelly Arcan, Folle, Paris, Seuil, « Points », 2005 [2004 pour la première édition], p. 167-168.

23 La Presse, 29 aout 2004

24 Odile Tremblay, op. cit.

L’écriture entre thérapie et autoflagélation

L’écriture est une manière d’apaiser ce dragon, ou plutôt de l’apprivoiser ; elle permet de mettre les choses a distance.

« À partir du moment où j’écris, tout est plus neutre et distancié, l’émotion se désamorce. Les mots deviennent un matériau, je me concentre sur les textes et les sons, plus sur le problème. L’écriture n’est pas seulement un exutoire, la souffrance doit s’y muer en un objet artistique. 25 »

En somme, c’est une catharsis, une purification des traumatismes et des sentiments négatifs par le moyen de l’écriture, qui sublime le mal. Il va sans dire que c’est un processus douloureux. « Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire […].  26 »

« J’ai depuis toujours un penchant pour la mise en échec de moi-même et je ne sais pas comment je pourrais renverser cette structure profonde, cette tendance à jouir dans l’autodépréciation. 27 »

Au terme de cette catharsis survient la rédemption, et la douleur s’apaise enfin d’avoir été nommée : « mon point commun avec Angot, c’est sans doute le choix d’une écriture de l’intime, qui exorcise les blessures. 28 »

25 Jessica Nelson, « De Putain à Folle », Sofa, hiver 2004/2005.

26 Nelly Arcan, Putain, p. 18.

27 Jessica Nelson, op. cit.

28 Idem.