Ambigüité radicale du personnage

« Il faut comprendre le roman comme une interrogation et non un parti pris moral.  »

« L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre.  »

Milan Kundera, L’Art du roman

La figure à la fois exposée et énigmatique de Nelly Arcan a été commentée et décrite par des centaines de discours qui ont tenté au mieux de l’expliquer, au pire de le juger, voire de le condamner. Malgré l’abondance des hypothèses, cependant, il faut se rendre à l’évidence : Arcan est une figure difficile à circonscrire, la lumière n’ayant jamais été faite sur la part de vrai et de faux qui composent le tissu narratif de ses romans. S’il est si difficile de faire un portrait uni et cohérent ce cette auteure, c’est avant tout parce qu’elle a à la fois consciemment joué avec son identité et toujours laissé sans réponses les contradictions dont elle était prisonnière. Nelly Arcan est un personnage traversé par une ambiguïté irrésistible, une figure complexe et mystérieuse qui, même aujourd’hui, questionne beaucoup plus qu’elle ne s’affirme.

L’autofiction

« Celui qui dit “je” dans le livre est le je de l’écriture. C’est vraiment tout ce qu’on peut en dire. Naturellement, sur ce point-là, on peut m’entraîner à dire qu’il s’agit de moi. Je fais alors une réponse de Normand : c’est moi et ce n’est pas moi. »

Roland Barthes, Le Grain de la voix

« (…) D’où, dans la littérature contemporaine, la popularité du genre « autofiction ». Ceux qui persistent à se considérer comme des romanciers, et à présenter leurs œuvres comme des romans, sont sommés d’ « avouer » : allez, voyons, ce personnage c’est bien vous-même, n’est-ce pas? Et celui-ci, votre père! Tout cela n’est que l’histoire de votre vie légèrement travestie… »

« Or ce que le lecteur doit chercher à reconnaître dans les personnages d’un roman, ce n’est pas l’auteur. C’est lui-même. »

« Contrairement à nos fictions religieuses, familiales et politiques, la fiction littéraire ne nous dit pas où est le bien, où le mal. Sa mission éthique est autre : nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d’abîmes. (Dès qu’un auteur nous assène sa vision du bien, il trahit sa vocation romanesque et son livre devient mauvais.) 1 »

L’ambiguïté la plus manifeste dans l’œuvre de Nelly Arcan repose sur le choix d’écrire ses deux premiers romans, Putain et Folle, à la première personne et de raconter sous une forme romancée son expérience personnelle. Dès la sortie de Putain, en 2001, la question du rapport et de la proximité entre l’héroïne du roman et son auteure a tout de suite éveillé la curiosité des lecteurs et a immanquablement été au centre des analyses critiques et des interprétations du texte. D’un point de vue littéraire, en effet, l’autofiction soulève plusieurs questions morales et identitaires, puisque l’auteur, le narrateur et le personnage principal se confondent.

L’autofiction occupe un territoire particulier dans la littérature occidentale moderne, une littérature qui s’est bâtie autour des deux genres que sont le roman, avec comme modèle le Don Quichotte de Cervantès, où un ego imaginaire s’incarne dans des personnages, et l’autobiographie, avec entre autres comme représentant Les Essais de Montaigne, où l’ego se confesse directement au lecteur. L’autofiction est une hybridation des deux genres : une fiction qui n’en est pas une, une autobiographie trafiquée… C’est dans cette nature de l’entre-deux que réside sa forte teneur subversive ; l’autofiction est dispositif textuel contradictoire, une sorte de monstre hybride qui échappe à l’interprétation et ne répond jamais vraiment à la question « Qui parle ? »

Putain et Folle sont ainsi deux fictions autobiographiques où il est impossible de discerner la narratrice de l’auteure. Nelly Arcan cultive les paradoxes et joue avec les frontières entre le réel et la fiction ; elle n’a d’ailleurs jamais consenti à démêler le vrai du faux pour se distancier de son personnage, avouant aux médias français que l’histoire de Putain était vraie, affirmant le contraire au Québec.

« C’est un tressage de vérité et de mensonge. L’expérience est vraie, mais lorsque j’écris, il y a comme une sorte de monstre à l’intérieur de moi qui me remplace. Il devient un personnage fantasmatique, un ennemi tout-puissant à abattre, devant lequel je me sens toute petite. 2 »

« J’ai choisi de réutiliser ma vie comme matériau premier parce que c’est ce qui m’inspire. J’ai écrit quelques nouvelles à la troisième personne. C’était… bien. Mais je préférais pousser encore plus loin l’expérience de Putain, cette démarche vers le genre littéraire et l’autofiction. 3

— Elle : Putain, fiction ou réalité ?

— Nelly Arcan : Réalité, mais fiction dans l’excès de haine envers mes clients, dans la description de mes parents. Ma mère est une grande dépressive et mon père ne la désirait pas, j’ai pris sa place auprès de lui. Au Québec, mon père est le dernier de son espèce. Très religieux, il croit qu’on peut être possédé par le diable. J’ai étudié dans une école primaire dirigée par des pères. Puis, à la ville, j’ai découvert la liberté dans l’excès pulsionnel. Dans la prostitution, je me suis rendue aux antipodes d’où je venais. 4 »

« Mon récit n’est pas autobiographique car le contenu d’une autobiographie se rapporte à la vérité globale, ce qui n’est pas le cas ici. Ma réflexion met en scène des faits historiques incontestables, mais tout n’est pas vrai : je n’ai jamais été serveuse dans un bar, mes professeurs n’étaient pas des religieuses, mes parents ne sont pas mes vrais parents. 5 »

« D’emblée le doublement, la duplicité, le mensonge, le masque, le déguisement. D’emblée le théâtre, le jeu, et le risque de se perdre dans la multiplication des identités. 6 »

1 Huston, Nancy ; L’ESPÈCE FABULATRICE, Actes Sud/ Leméac, 2008, p. 183

2 Dans une entrevue accordée au magazine Elle, 27 septembre 2004.

3 Violaine Ballivy, « Maîtresse de l’illusion », Arts et vie.

4 Dans une entrevue accordée au magazine Elle, 8 octobre 2001.

5 Propos receuillis par Marie-Claude Massie, 26 novembre 2001.

6 Nancy Huston, « Arcan, philosophe », [inédit].

Dévoilement de soi et dévoilement d’autrui

Le caractère ambigu de l’autofiction se manifeste aussi dans ce qu’elle permet de révéler ; on s’y protège comme auteur tout en parlant, insidieusement certes, de soi sans avoir à porter la responsabilité de ses paroles. Pour Annie Ernaux, l’autofiction lève les « censures intérieures » et permet « d’aller au plus loin possible dans l’exposition du non-dit familial, sexuel et scolaire. 7 »

« D’un autre côté, l’auteur d’autofiction a une fâcheuse tendance à révéler, en même temps que sa vie personnelle, la vie d’autrui, et ce, sans rendre de comptes, sous prétexte que l’on est dans la fiction. C’est un des reproches que l’on a faits à Arcan, notamment après la parution de Folle, où l’auteure semble parfois se venger contre un ancien amant, qui s’est immédiatement reconnu dans le texte. L’autofiction de manière générale est un acte d’indiscrétion.

7 Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », RITM, Université Paris X, n°6, 1994 p. 220.

Le pseudonyme

Le choix de se doter du pseudonyme Nelly Arcan a été fait quelques semaines avant la publication de Putain. Étudiante en littérature à l’Université du Québec À Montréal, la jeune Isabelle Fortier voulait marquer une distance entre les propos de ses livres et sa vie personnelle, une décision encore une fois paradoxale.

« Le choix de me donner un pseudonyme n’est jamais venu avec l’obligation de rester dans l’ombre. Je me suis choisi un nom, certes, mais c’était pour marquer une distance avec l’écriture que je déployais dans mes livres ; c’était aussi pour créer un personnage capable d’endosser la brutalité, la haine, et le caractère sans issue de ce que j’écrivais. 8 »

Dans ses deux premiers romans, la narratrice est très proche de l’auteure (dans un cas elle en porte le nom). Ce stratagème permet à l’auteure de mettre son existence à distance pour pouvoir ensuite mieux la récupérer comme objet. Dans un article intitulé « Folle de Nelly Arcan : lorsque l’autofiction rencontre la folie », Véronique Ménard explique le jeu qu’alimente l’auteure avec son personnage littéraire :

« Le nom de l’auteur, quant à lui, est un pseudonyme ; une façon de faire de l’autofiction une « fiction », d’écrire au je tout en masquant la parole. Une confusion qui sert bien l’auteur : à jouer sur la voix, le je ne peux qu’être autre. En changeant le nom, la biographie devient roman. Il n’y a donc aucun doute : Folle tient de la fiction. 9 »

8 La Presse, 29 août 2004.

9 Véronique Ménard, « Folle de Nelly Arcan : lorsque l’autofiction rencontre la folie ».

Soumission et insoumission à la dictature de la beauté

Autre ambiguïté du personnage de Nelly Arcan que les critiques n’ont pas manqué de relever : son rapport quasi schizophrénique à la beauté et ce qu’elle dénonce comme une marchandisation du corps de la femme. Comme elle le dit très honnêtement :

« Si je n’étais pas moi et que je me rencontrais dans la rue, probablement que je me détesterais, j’ai les deux pieds dans ce que je dénonce toujours ; en même temps, je suis capable de critiquer ça. C’est comme l’héroïnomane qui a un discours anti-drogue. 10 »

En effet, Nelly Arcan a multiplié les interventions chirurgicales sur son propre corps et apparaît en tenues très sexy lors de ses campagnes de promotion. On lui a d’ailleurs souvent reproché de jouer le jeu de la surenchère en tentant de publiciser son intellect avec ses charmes. Nelly Arcan s’adonnait aussi à la désinvolture sexy en étalant ses préférences sexuelles dans les magazines et les émissions de télé (Summum, Les Francs-tireurs) et exigeait, l’instant d’après, qu’on se concentre sur ses idées. Ce discours sur la beauté peut s’appliquer à la prostitution :

« Tout le monde sait que je fais de la putasserie, une des plus grandes tares de l’univers ; donc logiquement, je ne devrais pas être sexy, ni faire la pute. Mais en moi, ces deux contradictions coexistent très bien, elles ne s’excluent pas et se nourrissent même l’une de l’autre. Incarner précisément ce qu’on abhorre, pour moi, c’est parfaitement cohérent. 11 »

Cette attitude reflète un conflit intérieur : le désir de séduire les hommes, d’avoir un corps parfait, d’être sexuelle le dispute au besoin de se révolter contre ce qu’elle considère comme une aliénation.

10 Le Journal de Montréal, 25 août 2007.

11 Papier pressé, le bulletin du livre francophone d’amérique, 17 janvier 2002.