Folle, Seuil, 2004



« Cette lettre est mon cadavre, déjà, elle pourrit, elle exhale ses gaz. J’ai commencé à l’écrire le lendemain de mon avortement, il y a un mois. Aujourd’hui, ça fait exactement un an qu’on s’est rencontrés. Demain, j’aurai trente ans.  . »

Nelly Arcan, Folle

CONTEXTE

Trois ans après le succès fulgurant de Putain, qui a propulsé Nelly Arcan à l’avant-plan de la scène médiatique, paraît Folle, toujours aux Éditions du Seuil. Malgré ses qualités littéraires indéniables, le livre jouit d’une moins grande couverture médiatique que le précédent, l’effet de surprise s’étant un peu émoussé. Dans les pages de Folle, Nelly prédit le destin qui attend ce deuxième livre : « L’autre côté de la médaille de mon premier livre était son poids énorme qui écraserait le second. » La critique littéraire est toutefois positive, et le texte obtient une nomination pour le prix Femina, qui lui échappera une deuxième fois.

Résumé

Sortie meurtrie d’une relation amoureuse avec un journaliste d’origine française, narcissique et consommateur de cyberpornographie Nelly, ancienne prostituée et écrivaine, écrit une longue lettre à l’être aimé ; le point final du texte est posé la veille de son suicide. Dans cette lettre, Nelly raconte notamment les différentes étapes de la relation amoureuse, de la rencontre à la période fusionnelle en passant par l’essoufflement, l’éloignement et enfin la rupture. L’auteure raconte aussi crûment et dans les détails le traumatisme de l’avortement et le rituel dans lequel elle a recueilli son sang dans un récipient en verre.

Folle est souvent décrit comme étant plus froid et rangé que Putain, cela est peut-être dû au travail que Nelly a apporté dans la structure de ses phrases. Putain, même s’il rejoue la carte de l’autofiction utilise des procédés littéraires plus conventionnels que son prédécesseur, avec des phrases moins longues et une structure moins lourde. Les lecteurs de Nelly y ont toutefois reconnu ce qui a fait le succès du premier roman, une écriture franche qui se déploie selon un principe de libre association et de digression.

Interprétation

Dans cette histoire d’amour condamnée d’avance, la narratrice retrace le fil des événements ; elle passe par plusieurs états émotionnels : l’amour, la tristesse, la désillusion, le désarroi, la haine et l’horreur, pour finir dans le néant du suicide. L’amour, comme dans presque tous les romans de Nelly Arcan, est toujours hypothétique ; ce n’est rien d’autre qu’une éventualité et, quand il se présente enfin, ce n’est que pour un moment éphémère, une parenthèse ; jamais il ne perdure. L’amour chez Arcan s’exprime bien souvent dans les termes de la tragédie :

« Notre histoire est née dans le malentendu de détails et elle a connu une fin tragique, mais dans le passé, ça s’est déjà vu chez d’autres. 1 »

« Pendant un temps qui a duré trois ou quatre mois peut-être, on s’est aimés; de nos jours, le temps de l’amour raccourcit comme le reste. 2 »

« Tu m’as ramené au degré zéro de l’autonomie qui me faisait bouger et respirer, avec toi je me suis assouplie. J’ai aussi perdu du poids et, dans le manque de soins apportés à ma personne fixée à cet amour qui grandissait entre nous, j’ai souvent eu l’impression de quitter mon corps alors que tu me collais à toi. Tu m’as donné ce qu’il n’est plus possible de me donner, une vraie raison d’être; pendant cette semaine-là, tes bras étaient toute ma vie. 3 »

« Ce n’était pas grave parce qu’à ce moment de ma vie, je ne faisais rien, pas même écrire, je rédigeais un mémoire de maitrise qui affolait ma directrice parce qu’elle constatait mes problèmes de syntaxe où s’écroulait ma démonstration théorique sur la folie du président Schreber, ce magistrat allemand qui avait rédigé le procès-verbal de son délire. Pour elle le dérèglement de la langue allait de pair avec des problèmes d’ordre mental, c’était une lacanienne. Elle seule savait que sur le marché de la publication, j’étais un imposteur. La publication m’a rendue redevable. 4 »

1 Nelly Arcan, Folle, Paris, Seuil, « Points », 2005 [2004 pour la première édition], p. 9.

2 Nelly Arcan, Folle, p. 34.

3 Nelly Arcan, Folle, p. 38-39.

4 Nelly Arcan, Folle, p. 43.

De la Prostitution à la pornographie

Folle s’inscrit dans le prolongement de Putain par sa narratrice, qui se présente comme une écrivaine connue, ancienne escorte et auteure d’un premier roman à succès. Le livre emprunte également les mêmes thématiques que son prédécesseur, notamment la prostitution. Ici encore, la « putasserie » y est présentée comme une fatalité. Arcan décrit la difficulté de construire une histoire d’amour saine sur un pathos aussi pesant et connu que celui de sa condition d’ex-prostituée :

« Plus tard je me suis dit qu’à Nova tu avais dû penser des putes incluant les ex-putes comme moi la même chose que tout le monde, que devant une pute on pouvait tout dire, qu’en amour les putes n’avaient pas besoin qu’on procède par étapes parce qu’elles aimaient sans façons, là tout de suite, qu’en amour les putes inspiraient l’honnêteté et qu’elles savaient que la galanterie, quelle qu’elle soit, avait une queue, que les putes à l’écoute de la nature humaine connaissaient la misère comme les enfants pauvres connaissaient la famine, qu’en ayant déjà tout vu et tout entendu, qu’en ayant tout fait à tout le monde, elles étaient comme des grands frères, elles supportaient toutes les familiarités. 5 »

Dans Folle, Nelly Arcan élargit toutefois le débat sur la prostitution pour y englober les autres travailleuses du sexe que sont les actrices de film pornographiques. C’est son amant, accroc à la pornographie sur Internet qui initie la narratrice à cette nouvelle réalité ; elle est amenée à réfléchir sur son couple, aux prises avec ces tentations : « De nos jours le sexe ne se pratiquait plus à deux. […] Pendant un temps, tu as voulu prendre les choses en main en m’initiant à la porno. Tu m’assurais que devant ton écran, il y avait de la place pour deux.  6 »

Pour Arcan, les prostitués et les actrices pornos partagent une même condition sociale. La distance, le mépris pour la profession et l’absence d’intimité et de conséquence dans l’acte sexuel encouragent une déshumanisation des relations qui se caractérise généralement par une absence de considération de la part du client ou du spectateur envers l’autre.

« Tu n’avais pas ma manie de penser au quotidien des filles qu’on voyait, pour toi les images n’existaient pas vraiment, elles n’avaient pas l’épaisseur de la vie. 7 »

« Tu pourrais me dire que mon passé de pute m’a fait voir et entendre le pire, c’est-à-dire tout ce qui est fait en dehors de l’amour dans la brutalité des organes qui n’ont pas d’histoire commune et dans le malaise des bruits qui sortent sans prévenir. 8 »

Chez Arcan, la marchandisation des femmes et de leur corps a pour conséquence nécessaire de les déshumaniser. Nelly Arcand emploie à plusieurs reprises la métaphore de l’assèchement de la substance vitale pour illustrer ce processus psychologique. Les prostituées comme les « filles du Net » voient la dépense de leur énergie dans des relations utilitaires les vider progressivement de toute vie :

« Pour moi les putes comme les filles du Net étaient condamnées à se tuer de leurs propres mains en vertu d’une dépense trop rapide de leur énergie vitale dans leurs années de jeunesse, d’après moi elles préféraient s’achever elles-mêmes en sentant le grondement des derniers milles plutôt que de ramper dans l’existence. En se tuant elles étaient comme la lumière des étoiles mortes qui nous parvient dans le décalage de leur explosion et dont les atomes disent qu’elle est de loin la plus éblouissante de toutes, peut-être parce qu’au moment de mourir, elles lâchent la meilleure part d’elles-mêmes comme les pendus. 9 »

« Qui sait si à force d’avoir été touchée, léchée, prise de tous les côtés, il ne se dégageait plus de moi qu’une odeur de terre brulée. 10 »

5 Nelly Arcan, Folle, p. 151.

6 Nelly Arcan, Folle, p. 98-99.

7 Nelly Arcan, Folle, p. 99.

8 Nelly Arcan, Folle, p. 30.

9 Nelly Arcan, Folle, p. 93.

10 Nelly Arcan, Folle, p. 107.

De la folie au suicide

La folie annoncée dans le titre du roman ne caractérise pas à proprement parler une condition essentielle du personnage. Nelly n’est pas « folle » dans le sens d’un quelconque trouble mental diagnostiqué. La folie renvoie davantage à des pulsions suicidaires qui habitent l’auteure depuis son adolescence.

« Quelque chose en moi n’a jamais été là. Je dis ça parce que ma tante n’a jamais pu voir mon futur dans ses tarots, elle n’a jamais pu me dire quoi que ce soit de mon avenir, même quand j’étais une enfant non ravagée par la puberté. Je suppose que pour certains, le futur ne commence jamais ou seulement passé un certain âge. […] 11 »

« Le jour de mes quinze ans, j’ai pris la décision de me tuer le jour de mes trente ans, peut-être après tout que cette décision s’est posée en travers de ses cartes non armées contre l’autodétermination des gens. 12 »

La folie renvoie aussi à des actes sporadiques, des crises (dites « crises de petitesse 13 ») qui touchent la narratrice au fur et à mesure qu’elle se sent délaissée et abandonnée. Cette dernière est en effet habitée par un sentiment de faiblesse et d’insuffisance qu’elle embrasse de manière très autodestructrice au lieu de le combattre :

« «  Ma folie te dépassait, elle te jetait par terre. Tu détestais ma façon de me déclarer faible et de parler des autres en termes de danger, tu disais que pour moi les autres rayonnaient trop et que je devais m’en protéger en les regardant de loin. D’ailleurs au Bily Kun, j’avais tendance à finir les soirées dans un coin, en moi il y avait un élan naturel de retrait, la génuflexion venait toute seule. 14 »

Tout au long du roman, l’occurrence des termes « folle » et « folie » augmente à mesure que la relation entre les deux amants se détériore. Chez la narratrice, la folie devient progressivement une pathologie, jusqu’au moment où elle semble éclater dans une scène macabre suivant le traumatisme de l’avortement.

«  Avant de m’emmener à la salle d’opération, on m’a posé des questions, on voulait savoir si j’étais consciente de mon choix. J’ai répondu que pour certaines personnes comme moi, la question du choix à faire ne se posait pas parce qu’elles étaient tout simplement guidées par la voix du néant et, en guise de réponse, on a gardé le silence. 15 »

«  Quand les restes sont arrivés, je me suis agenouillée en remontant ma robe de chambre sur mes hanches. J’ai placé sous moi un pot en verre pendant plus de deux heures pour tout récolter. De ma vie, je n’avais jamais tenu autant à un déchet. La dernière fois que j’avais eu ce genre de comportement, ce devait être pendant mon enfance, quand j’avais conservé pendant des mois au fond d’un congélateur un oiseau trouvé mort dans la cour de mon école primaire. Je me souviens que ma mère avait fini par le trouver et qu’avec l’oiseau recouvert du blanc du frimas, elle avait jeté la totalité du contenu du congélateur pour ensuite me prévenir qu’on avait tort de s’attendrir sur les oiseaux, puisqu’ils étaient vecteurs de microbes ; me mère se méfiait des belles choses, pour elle la beauté était un écran de fumée derrière lequel se trouvait toujours un opportuniste ou, pire, un prédateur. […]

Après deux heures passées sur mon pot en verre ce soir-là, j’ai considéré que le travail avait été fait et je l’ai refermé d’un couvercle. À première vue, on aurait pu croire à de la confiture de cassis ou de cerise, mais en regardant de près, ça ne ressemblait à rien de connu. D’instinct on pouvait savoir que c’était du côté de la viande, par la texture on savait aussi que ça faisandait, en secouant très fort, ça faisait un sale bruit, ça avait le poids des corps morts. J’ai laissé ce soir-là venir les larmes qui n’étaient pas venues à la clinique ; quand on est une femme trop soucieuse de son apparence, les larmes ne soulagent pas, elles défigurent. Devant le pot je n’ai bientôt plus su quoi faire, en tous les cas je n’ai pas prié, les gens qui prient sont des prétentieux, ils se croient intéressants. De toute façon il ne sert à rien aux hommes de prier puisque la Vierge Marie le fait pour eux, dans la prière on dit bien sainte Marie mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs. 16 »

«  J’ai fait ce soir-là comme les petits enfants devant leur gâteaux d’anniversaire, je m’en suis mis plein les mains et avec mes doigts, j’ai fait des dessins sur la planche, j’ai fait des tic tac toe, j’ai joué au pendu. Si mon grand-père m’avait vu, il en serait mort une deuxième fois. 17 »

Au fur et à mesure que la relation se détériore, l’envie de mourir, qui s’était effacée avec la découverte de l’amour, revient en force. Avec la rupture et l’abandon par l’être aimé, le suicide devient inévitable ; il devient aussi un moyen de symboliquement reprendre le dessus, d’avoir le dernier mot.

«  En ce qui te concerne, je me tuerai pour te donner raison, pour me plier à ta supériorité, je me tuerai aussi pour te faire taire et imposer le respect. Personne ne peut s’en prendre à une morte parce que les morts coupent le souffle, devant eux, on marche sur des œufs. Sur un mur de mon appartement, j’ai planté un énorme clou pour me pendre. Pour me pendre, je mélangerai de l’alcool et des calmants et pour être certaine de ne pas m’endormir avant de me pendre, je me soûlerai debout sur une chaise, je me soûlerai la corde au cou jusqu’à la perte de conscience. Quand la mort viendra, je ne veux pas être là. 18 »

11 Nelly Arcan, Folle, p.12.

12 Nelly Arcan, Folle, p.13.

13 Nelly Arcan, Folle, p.155.

14 Nelly Arcan, Folle, p.142.

15 Nelly Arcan, Folle, p.78-79.

16 Nelly Arcan, Folle, p.81.

17 Nelly Arcan, Folle, p.81.

18 Nelly Arcan, Folle, p.144.



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