Paradis, clef en main, Coups de tête, 2009
« « On a tous déjà pensé se tuer. Au moins une fois, au moins une seconde, le temps d’une nuit d’insomnie ou sans arrêt, le temps de toute une vie. On s’est tous imaginé, une fois au moins, s’enfourner une arme à feu dans la bouche, fermer les yeux, décompter les secondes et tirer. On y a tous pensé, à s’expédier dans l’au-delà, ou à s’envoyer six pieds sous terre, ce qui revient au même, d’un coup de feu, bang. Ou encore à en finir sec dans le crac de la pendaison. La vie est parfois insupportable. »
Nelly Arcan, Paradis, clef en main
CONTEXTE
Dans la nuit du 23 au 24 septembre 2009, Nelly Arcan alias Isabelle Fortier met fin à ses jours. Ses proches savaient qu’elle travaillait depuis quelque temps déjà à un roman traitant du thème du suicide. Le 5 novembre, la maison d’édition Coups de tête, division des 400 Coups, lance en toute sobriété Paradis, clef en main au Robin des Bois, un restaurant à but non lucratif du boulevard Saint-Laurent, à Montréal, que Nelly Arcan aimait fréquenter et où elle avait elle-même projeté de lancer son livre.
Œuvre
Antoinette Beauchamp est une jeune fille suicidaire ; depuis son plus jeune âge, la pensée de la mort l’accompagne au quotidien :
« La mort, j’y ai toujours pensé, d’aussi loin que je me souvienne. Il me semble. Il me semble que j’y pensais déjà à quatre, cinq, six ans. C’est flou. La mort était dans ma tête, la mort venait sous forme d’images qui me hantaient, qui punissaient ma mère ; je la voyais elle-même dans cette mort imaginée où elle pleurait devant ma tombe. 1 »
Après une première tentative ratée à quatorze ans, Antoinette décide, plus de quinze ans plus tard, de faire appel à une entreprise spécialisée dans l’organisation de suicides pour mettre en scène et « réussir » sa mort. Ce suicide est un nouvel échec ; après un accident dont on sait peu de détails, Antoinette se retrouve immobilisée dans un lit d’hôpital, paraplégique. C’est depuis son lit qu’elle raconte sa vie.
Cette vie est faite d’isolement et marquée par une seule idée fixe : l’envie de se donner la mort. La famille, dans ce contexte, n’y peut rien. Comme bien souvent dans les textes de Nelly Arcan, l’héroïne est en conflit ouvert avec sa mère. Ici, Antoinette ne supporte pas cette personne forte et entreprenante qui contraste tant avec son propre caractère réservé et sa personnalité de recluse. Le seul personnage qu’elle semble avoir réellement aimé était son oncle Léon, le frère de sa mère, qui était le seul à l’avoir comprise, à avoir reconnu son mal, car il portait en lui la même souffrance intérieure et le même désir de s’enlever la vie.
« Léon a tout de suite vu ma différence, qui était aussi la sienne. Il m’a prise par la main, il m’a assise sur ses genoux, il m’a bercée, il m’a soignée comme on soigne les mourants : en les sachant d’avance intraitables. 2 »
Les deux personnages se ressemblent beaucoup : « Deux jumeaux de tristesse, Léon et moi, amants de la douleur morale 3 » C’est d’ailleurs Léon qui lui fournit la solution pour se sortir de cette douleur qu’est la vie : juste avant de mettre fin à ses jours, il lui révèle l’existence d’une compagnie très secrète qui organise le suicide de ses clients, et il lui offre de payer pour son suicide « tout inclus ».
Paradis, clef en main est une entreprise crée par l’étrange Monsieur Paradis, un ancien médecin bouleversé par le suicide très violent de son fils. « Il a sauvé beaucoup de gens de la mort. Maintenant, il sauve des gens de la vie 4 » en « offrant l’organisation méticuleuse de suicides tarifés, achetables dans une variété de forfaits 5 ». Toutefois, payer, chez Paradis, clef en main, ne suffit pas, il faut encore prouver, par une série d’épreuves, que ce désir de mourir est bien incurable.
1 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009, p. 149.
2 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 118-119.
3 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 31.
4 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 96.
5 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 17.
INTERPRÉTATION
Est-il possible aujourd’hui de lire ou de relire les romans de Nelly Arcan sans y chercher des signes avant-coureurs de son suicide ? Probablement pas, tant le thème du suicide traverse l’œuvre, qui est par ailleurs si personnelle 6 . Malgré cela, il serait maladroit de voir dans Paradis, clef en main une explication du geste radical commis par Nelly Arcan. Elle même avait déclaré qu’elle ne voulait absolument pas que son livre soit considéré comme un livre pro-suicide, qu’elle cherchait plutôt à faire réfléchir sur la question.
6 http://p45.ca/magazine/se-tuer-peut-nuire-a-la-sante
Haine de soi
Le suicide fait toutefois écho à un autre thème récurrent chez Arcan, celui de la haine de soi et de l’image que l’on projette. Ainsi sont les suicidaires, confie l’auteure : « incapables d’esprit d’équipe ni de retenue, d’économie, toujours à la recherche de l’éclatement physique dans la solitude de leur tourmente 7 ». Inaptes à vivre en société, les suicidaires s’isolent pour fuir le regard cruel et omniprésent des autres sur eux, sur leur corps, source d’aliénation. C’est évidemment la femme qui est la première victime de ces regards. En effet, le bombardement d’images érotisantes du corps de la femme enferme cette dernière dans une prison, une burqa de chair, arguait l’auteure dans son roman précédent, À ciel ouvert.
Ici, le corps d’Antoinette est aussi une prison. C’est lui, en premier lieu, qui la maintient en vie alors qu’elle cherche désespérément à mourir depuis son plus jeune âge. Puis, après son suicide manqué, ce même corps devenu paraplégique la fait encore une fois prisonnière. Antoinette alitée est réduite à un corps passif, d’où les sensations sont absentes ; elle est, pour reprendre une image chère à l’auteure, un pantin désarticulé. « J’étais devenu un pantin aux longues jambes flageolantes à la rencontre d’un spécialiste de la misère humaine 8 . »
Cette image récurrente n’est pas sans rappeler l’idée bien exploitée de la passivité de la prostituée ou de la larve dans Putain, par exemple. « Le mot d’ordre était donné. Il ne servait à rien de me défendre ; encore la passivité, encore me laisser triturer, en gestes et en paroles 9 . »
7 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 57.
8 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 82.
9 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 88.
Filiation
Dans les œuvres de Nelly Arcan, la douleur se transmet de génération en génération, et les traumatismes s’inscrivent dans une histoire de famille. Paradis, clef en main ne fait pas exception : dès les premières lignes, l’auteure instruit le lecteur sur la genèse du mal : « Elle s’appelle Antoinette Beauchamp, son oncle s’est suicidé lorsqu’elle avait quinze ans, son grand-père aussi, ça court dans la famille. »
Ici, c’est la mère qui est désignée comme la responsable de ce mal incurable qui ronge la famille. Ennemie désignée, tout ce qu’elle entreprend pour aider sa fille s’oppose à une fin de non-recevoir. Quand elle tente de lui venir en aide, Antoinette répond sèchement :
« — C’est moi qui ai besoin de ton aide pour t’aider toi. C’est toi la malade de mère, la première métastase, c’est toi le cancer. Même ton père n’a pas pu se protéger contre ta propagation mortelle. Il s’est explosé la cervelle ! 10 »
Paradis, clef en main oppose deux figures, aux antipodes l’une de l’autre : la figure maternelle, caractérisée par la force, la détermination et la réussite, et celle de la fille, icone de l’échec généralisé. La mère correspond à la face positive de l’individualisme : c’est une chef d’entreprise, une femme active « forte et ambitieuse » qui a fondé une compagnie de cosmétiques vendus partout dans le monde. Antoinette, pour sa part, est effacée, recluse, elle vit sa vie par défaut en attendant qu’on l’en délivre. Entre les deux, tout dialogue semble impossible ; mais s’il y a une incompréhension flagrante de la part de la mère pour le malheur de sa fille, il subsiste entre les deux une parenté, des similitudes indéniables, comme si elles étaient les deux faces opposées d’une même médaille. « Mère et merde, une autre parenté de mots, que je ne commenterai pas : elle et moi, on est dans le même bain, on vient du même moule » (p. 13).
10 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 25.
De la mort à la renaissance
Paradis, clef en main raconte les étapes programmées qui conduisent Antoinette à sa mort. Toutefois, grâce à l’écriture, c’est un parcours inverse qui s’opère dans la tête de la narratrice ; être allée jusqu’au bout du processus de sa propre destruction semble avoir réconcilié Antoinette avec la vie.
« Vouloir mourir est souvent inexplicable, mais vouloir vivre après avoir tant voulu mourir, ça s’explique : la mort a déjà eu lieu, elle a été consommée, et le corps, satisfait d’être allé jusqu’au bout de lui-même, de s’être aventuré à la frontière de la mort, renaît. 11 »
C’est, malgré elle, un travail de résilience qu’a entrepris Antoinette ; les mots lui ont fourni la force d’agir sur le monde, la capacité de se projeter dans la vie plutôt que de la subir, lui ont redonné le désir d’exister. Comme dans Putain, le récit semble fonctionner comme une thérapie : en se racontant, Antoinette exorcise en quelque sorte son mal et vainc la fatalité : « Je suis une nouvelle personne, je suis une autre moi » (p. 151).
Cette réconciliation avec la vie passe par une réconciliation avec sa mère, dont la narratrice comprend enfin qu’elle vit, d’une manière fort différente, certes, les mêmes maux et les mêmes craintes qu’elle.
« J’étais muette, je comprenais, tout ça avait du sens, mais c’était ma mère. Sa maladie, son mal, son visage en morceaux venaient de sa propre création. Dans sa vie, elle avait pris la voie de sa perte. »
« Ma mère morte, une image impossible. J’aurais voulu la prendre dans mes bras, l’allonger à ma place, dans mon lit, lui faire à manger, la langer. 12 »
11 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 150.
12 Nelly Arcan, Paradis, clef en main, p. 188.