Putain, Seuil, 2001

CONTEXTE

Fin août 2001, le monde littéraire francophone s’enflamme pour Putain, un livre choc scandaleux, écrit à la première personne, racontant la vie d’une prostituée montréalaise. Nelly Arcan, jusque-là inconnue, devient en quelques jours la sensation de la rentrée littéraire française. L’onde de choc se propage immédiatement au Québec, où la publication du roman d’une jeune Québécoise aux prestigieuses Éditions du Seuil fait couler beaucoup d’encre.

Abstraction faite de la dure réalité décrite dans le livre, le processus qui a conduit la jeune Isabelle Fortier à la publication de Putain est plutôt heureux. En effet, quelques semaines seulement après avoir envoyé son manuscrit à des éditeurs, l’auteure reçoit un coup de fil de la direction du Seuil qui lui annonce son intention de la publier. Le destin de Putain est étonnant quand on sait qu’au départ le livre n’était même pas censé être lu par le public. Dans une entrevue donnée au quotidien français France Soir en décembre 2001, Nelly Arcan raconte la genèse tortueuse de ce premier opus :

«  Il y avait longtemps que j’avais envie d’écrire. Au départ, c’était une sorte de journal intime que j’avais écrit pour un psychanalyste, mais je n’avais pas l’intention d’en faire un livre. Ce que je voulais d’abord, c’était me soigner en mettant en scène mes maux dans l’écriture. Le [psychanalyste] l’a lu et m’a dit d’en faire un livre pour ne pas travailler de façon analytique. Car n’en faire qu’une thérapie signifiait détruire le texte, or il trouvait cela un peu dommage. J’ai d’abord accepté de renoncer au travail analytique pour que le livre existe. […] 1 »

1 France Soir, 4 décembre 2001.

OEUVRE

Putain est un roman en forme de long soliloque qui raconte le malaise quotidien de Cynthia, une jeune prostituée de luxe travaillant dans les beaux quartiers anglophones de Montréal. Dans ces quelque deux cents pages, elle raconte aussi sa vie de famille, son enfance et les blessures que lui inflige quotidiennement sa profession, par laquelle elle finance ses études et tant d’autres choses (« je suis une putain qui étudie 2 »). Rien ne prédestinait pourtant Cynthia à la luxure et la dépravation : elle raconte avoir eu une enfance heureuse, où le monde tournait autour d’elle. Son père, plus particulièrement, dont la piété ne la dérangeait pas encore, est décrit comme un être particulièrement attentionné et aimant :

«  Il y avait donc mon père que j’ai aimé et qui m’a aimée en retour, il m’a aimée pour deux, pour trois, il m’a tellement aimée que l’amour-propre aurait été de trop 3»

Le premier péché que commet la narratrice laissera chez elle un traumatisme profond et indélébile :

«  … mon Dieu faites que je sois bonne, donnez-moi du courage, pardonnez-moi mes offenses et faites que mon père me croie bonne, j’ai dû répéter cette phrase pendant deux ans parce qu’il m’avait surprise nue avec un garçon qui cherchait du bout des doigts un point entre mes jambes, j’avais les yeux fermés d’avoir mal et c’est à ce moment de ne plus vouloir que j’ai entendu la voix de mon père, une voix de fin du monde qui a prononcé mon nom, et depuis la vie n’a plus été pareille, depuis que la vision de moi grimaçante s’est installée entre nous, j’avais dix ans ou un peu moins quand c’est arrivé, c’est donc à dix ans que j’ai commis ma première offense, que je n’ai plus été la fille de mon père, et ce jour-là c’était la fête des mères, je me souviens de la chaleur qu’il faisait dehors, la honte et le soleil de mai se sont réunis pour moi ce jour-là, j’aurais dû être avec elle à me montrer heureuse qu’elle soit ma mère, j’aurais dû être avec elle et j’ai choisi le garçon car déjà à cet âge je préférais les hommes à la laideur 4»

C’est cet événement dramatique et honteux qui propulse Cynthia dans l’adolescence, certes précoce ; la vie autour d’elle change, son corps aussi. Cynthia apprend dans la douleur la cruauté du regard des autres, le jugement sur sa personne et son physique. Les relations simples entre enfants deviennent plus complexes et se sexualisent, la compétition entre les femmes s’installe progressivement. Pour la jeune fille, ce changement est bouleversant, et il la plonge dans une crise identitaire profonde.

« … maman, papa, dites-moi qui est la plus belle, ce n’est pas moi, certainement pas, mon nez, mes seins et mes fesses, que puis-je en faire sinon les répandre de par le monde, les offrir à la science, les déporter dans le cabinet d’un chirurgien, que puis-je faire de moi sinon me tenir loin de ce qui est venu à bout de ma mère, au bout du désir de mon père, et si je me crois laide, c’est peut-être à cause de toutes ces filles, enfin il me semble, à cause de ces schtroumpfettes de magazines empilés là qui me défient de les détailler, une par une et toutes les mêmes, les schtroumpfettes à la télé et dans les rues, ces jeunes poupées de quatorze ans qui annoncent la nouvelle crème pour les rides, leur petit nez et leurs lèvres pulpeuses, leurs fesses bronzées et leurs mamelons durcis qui pointent sous le chemisier ouvert, sont-elles assez jolies, vous dites oui je le sens 5»

Pour entamer ses études universitaires, Cynthia déménage dans la métropole, qu’elle décrit comme une Sodome et Gomorrhe moderne où tous les fantasmes peuvent s’acheter. Depuis l’université, elle peut voir les clubs de danseuses nues de la rue Sainte-Catherine. Paradoxalement, le pavillon où elle étudie est construit à même une ancienne église…

« Et c’est vrai, scientifiquement démontrable, une façade d’église donne accès à un pavillon où j’avais la plupart de mes cours, une façade conservée et restaurée pour le patrimoine, parce que ça fait joli, et bien des fenêtres des salles de cours donnent sur des bars de danseuses nues, sur les néons roses de la féminité, j’ai passé des cours entiers à plonger sur la masse des travailleuses du sexe, quelle trouvaille que cette appellation, on y sent la reconnaissance des autres pour le plus vieux des métiers du monde, pour la plus vieille des fonctions sociales, j’aime l’idée qu’on puisse travailler le sexe comme on travaille une pâte, que le plaisir soit un labeur, qu’il puisse s’arracher, exiger des efforts et mériter un salaire, des restrictions et des standards. Et il n’y avait là rien qui clochait pour la masse des étudiants dans cette cohabitation avec les putains, voilà le plus frappant, on s’habitue vite aux choses lorsqu’on ne peut y échapper, lorsqu’elles débordent depuis l’autre côté de la rue pour recouvrir nos notes de cours, mais cette proximité a eu des effets sur moi, elle m’a fait basculer de l’autre côté de la rue, dites-moi comment une théorie aurait pu tenir devant tant de plaisirs ? De toute façon, personne ne me connaissait et le printemps allait bon train, il est toujours impérieux d’agir au printemps, de se mettre la corde au cou, l’occasion se présentait donc de me dévêtir de ma campagne et j’en étais ravie. 6 »

Toutefois, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles qui ont déterminé son choix de devenir elle-même une travailleuse du sexe ; Cynthia souligne aussi le fait qu’elle savait d’instinct qu’elle appartenait à un « autre monde » :

« Il a été facile de me prostituer, car j’ai toujours su que j’appartenais à d’autres, à une communauté qui se chargerait de me trouver un nom, de réguler les entrées et les sorties, de me donner un maître qui me dirait ce que je devais faire et comment, ce que je devais dire et taire, j’ai toujours su être la plus petite, la plus bandante 7»

Cynthia décrit la facilité avec laquelle elle a commencé à se prostituer, comment les fondements de la prostitution étaient déjà à l’œuvre dans son premier emploi comme serveuse dans l’ambiguïté qui s’installe inexorablement avec les clients.

«  … à ce moment, je travaillais déjà dans un bar comme serveuse, il y avait déjà les putains d’un côté et les clients de l’autre, des clients qui m’offraient un peu plus de pourboire qu’il ne m’en fallait et qui m’obligeaient à leur accorder un peu plus d’attention qu’il ne leur en fallait, une ambiguïté s’est installée tout doucement, naturellement, ils ont joué de moi et moi d’eux plusieurs mois avant de me résoudre à aller vers ce à quoi je me sentais si fort poussée, et lorsque j’y repense aujourd’hui, il me semble que je n’avais pas le choix, qu’on m’avait déjà consacrée putain, que j’étais déjà putain avant de l’être, il m’a suffi de feuilleter le quotidien anglophone la Gazette pour trouver la page des agences d’escortes, il m’a suffi de prendre le téléphone et de composer un numéro, celui de la plus importante agente de Montréal, et selon ce que disait l’annonce l’agence n’engageait que les meilleures escortes et n’admettait que la meilleure clientèle, c’est dire que se retrouvaient là les plus jeunes femmes et les hommes les plus riches, la richesse des hommes est toujours allée de pair avec la jeunesse des femmes, c’est bien connu, et comme j’étais très jeune je fus admise avec empressement, on est venu me cueillir chez moi pour me déposer aussitôt dans une chambre où j’ai reçu cinq ou six clients de suite, les débutantes sont toujours très populaires m’ont-ils expliqué, elles n’ont même pas besoin d’être jolies, il m’a suffi d’une seule journée dans cette chambre pour avoir l’impression d’avoir fait ça toute ma vie. 8 »

Désormais, la narratrice a deux visions bien distinctes de la féminité, l’une provenant de son expérience familiale et l’autre, de son nouveau métier. Dans Putain, elle règle donc ses comptes avec les femmes, qu’elle divise en deux catégories : les schtroumpfettes qui ne vivent que pour susciter le désir masculin et les larves, sans aucune initiative personnelle, passives, se repliant inexorablement sur elles-mêmes. Son dégoût, enfin, s’exprime contre les figures paternelles et maternelles ; le père est décrit comme un dévot qui ne désire plus sa femme et qui consomme sûrement de la prostitution, la mère comme une larve, incapable de se prendre en main et de quitter cet homme qui ne la désire plus.

Putain est une autofiction rageuse, intimiste et crue, un livre introspectif construit par association où les idées, les émotions et les souvenirs se suivent et s’enchaînent dans un récit torrentiel et violent. Ce livre, a expliqué Nelly Arcan, « est arrivé vite parce que je le mijotais en moi depuis longtemps. Quand je l’ai écrit, j’étais enragée […]. Putain était un cri de révolte adolescent.  9 »

2 Nelly Arcan, Putain, Paris, Seuil, « Points », 2002 [2001 pour la première édition], p. 32.

3 Nelly Arcan, Putain, p. 10.

4 Nelly Arcan, Putain, p. 72.

5 Nelly Arcan, Putain, p. 35-36.

6 Nelly Arcan, Putain, p. 14-15.

7 Nelly Arcan, Putain, p. 15.

8 Nelly Arcan, Putain, p. 15-16.

9 Jessica Nelson, « De Putain à Folle », Sofa, hiver 2004-2005,

INTERPRÉTATIONS

On a souvent décrit Putain comme un livre difficile d’accès, d’une part à cause du propos et de la réalité qu’il décrit (sa dimension scandaleusement intime), mais aussi à cause du style et de la forme (une longue litanie de confessions et d’humeurs). Le récit est tout entier construit par associations, ce qui donne au lecteur une impression de redondance et d’absence de progression dramatique. Pour expliquer ce style étouffant et dense, Arcan avait cette phrase : « Les mots n’ont que l’espace de ma tête pour défiler et ils sont peu nombreux » … 10

10 Nelly Arcan, Putain, p. 17.

Le métier de prostitué

Putain est conçu comme une noire confession où une prostituée de luxe tente de décrire son vertige intérieur, son mal de vivre et sa révolte contre l’humanité tout entière. Cette révolte est en partie dirigée contre les clients, qui ne se soucient jamais de l’autre et qui considèrent d’emblée la relation de prostitution comme à sens unique. C’est avec virulence que la narratrice condamne cet égoïsme guidé par la seule finalité du désir.

« Et ces trois mille hommes qui disparaissent derrière une porte ignorent tout ce que j'ai dû construire pour exorciser leur présence, pour ne garder d'eux que leur argent, ils ne savent rien de ma haine parce qu'ils ne la soupçonnent pas, parce qu'ils ont des appétits et que c'est tout ce qui importe, parce qu'il n'y a que ça à comprendre car la vie est si simple au fond, si désespérément facile 11»

Plus que l’égoïsme, c’est surtout l’absence de reconnaissance, et plus encore la haine envers le service qu’ils consomment, qui affectent le plus la prostituée. Dans de rares moments d’échanges, des clients avouent à Cynthia qu’ils refuseraient que leur fille soit à sa place. Cette hypocrisie paradoxale plonge la narratrice dans une colère noire, une colère qu’elle est bien obligée de contrôler, les rapports de forces étant toujours à l’avantage du client.

« Et que pensent mes clients de tout ça, de ma mère et de leur femme, de moi et de leur fille, du fait que meurt leur femme et qu'ils baisent leur fille, eh bien que pensez-vous qu'ils en pensent, rien du tout j'en ai peur car ils ont trop de réunions à présider en dehors desquelles ils ne songent qu'à bander, et lorsqu'ils me confient d'un air triste qu'ils ne voudraient pas que leur fille fasse un tel métier, qu'au grand jamais ils ne voudraient qu'elle soit putain, parce qu'il n'y a pas de quoi être fier pourraient-ils dire s'ils ne se taisaient pas toujours à ce moment, il faudrait leur arracher les yeux, leur briser les os comme on pourrait briser les miens d'un moment à l'autre, mais qui croyez-vous que je sois, je suis la fille d'un père comme n'importe quel père, et que faites-vous ici dans cette chambre à me jeter du sperme au visage alors que vous ne voudriez pas que votre fille en reçoive à son tour, alors que devant elle vous parlez votre sale discours d'homme d'affaires, de vacances de Noël à Cuba et de toujours nouveaux programmes informatiques, que faites-vous ici alors que vous redoutez qu'elle suce à la file toutes les queues de tous les pères de tous les pays, et d'abord qui vous dit qu'elle n'est est pas une elle-même de putain car il y en a tant 12»

11 Nelly Arcan, Putain, p. 64.

12 Nelly Arcan, Putain, p. 108.

L’accumulation comme perte

Le roman lève le voile sur certains détails insoupçonnés du quotidien des prostituées, un quotidien fait du ressassement des mêmes pensées et de la répétition des mêmes gestes, qui entraîne la fatigue du corps et de l’esprit, les use en profondeur. On y révèle notamment que les escortes aussi recherchent le plaisir dans ces relations marchandes, qu’il est un objectif à atteindre car il rend l’acte mille fois répété plus supportable.

«  … on ne doit pas oublier que si les hommes payent les putains ce n’est pas pour faire avec elles ce qu’ils font avec leur femme, et de croire qu’ils sont les seuls à avoir du plaisir est une erreur, je le sais car j’en ai Dieu merci, il faut bien que ce qu’on fait sur moi soit parfois agréable, il faut bien en retirer du plaisir en début de journée avec le premier client jusqu’au troisième car à partir du quatrième ça devient difficile, c’est la répétition qui rend ce métier dégoûtant, la répétition des mêmes gestes qui n’assouvissent plus rien ou si peu 13»

Paradoxalement, écrit Arcan, cette succession de relations sexuelles ne s’exprime pas dans les termes de l’accumulation : c’est plutôt l’amenuisement des forces de l’esprit et du corps, et ce, jusqu’à la rupture ultime, qui caractérise cette surenchère.

«  Et de raconter ces une, deux, trois mille fois où des hommes m’ont prise ne peut se faire que dans la perte et non dans l’accumulation, d’ailleurs vous les connaissez déjà, les cent vingt jours de Sodome, vous les avez lus sans avoir pu tenir jusqu’à la fin, et sachez que moi j’en suis à la cent vingt et unième journée, tout a été fait dans les règles et ça continue toujours … 14 »

«  […] vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que tous ces hommes qui ne veulent pas penser qu’il y a une limite à ce qu’une femme peut donner et recevoir, ils restent sourds à ce qu’elle ait une fin, à ce qu’elle puisse tout aussi bien ne rien avoir à donner ou à recevoir, ils ne veulent pas savoir ce que je meurs d’envie qu’ils sachent, qu’il n’y a rien à vouloir d’eux ou si peu, que l’argent après tout, et ils tentent d’oublier que le désir c’est plus que la taille de leur queue, c’est plus que ça, sucer encore et encore, sucer à mort, ils ne veulent pas entendre qu’il faut du temps pour que naisse le désir, enfin plus que ça en prend pour sortir l’argent du portefeuille, ils ne comprennent pas que ce commerce n’est possible que grâce à un pacte sur la vérité qu’il ne faut surtout pas dire et qu’il faut croire ailleurs, quelque part dans l’illusion qu’on peut avoir de l’appétit pour le premier venu, même obèse ou stupide, et puis de toute façon ils ne remarquent l’obésité que chez les femmes, eux peuvent être tout ce qu’ils veulent, médiocres et flasques, à demi bandés, alors que chez les femmes c’est impardonnable, le flasque et les rides, c’est proprement indécent, il ne faut pas oublier que c’est le corps qui fait la femme, la putain en témoigne, elle prend le flambeau de toutes celles qui sont trop vieilles, trop moches, elle met son corps à la place de celles qui n’arrivent plus à combler l’exigence des hommes, bander sur du toujours plus ferme, du toujours plus jeune. 15 »

Ces passages bien pessimistes pourraient suggérer que l’auteure n’en peut plus, qu’elle veut quitter le milieu ; toutefois, Cynthia avoue qu’une part d’elle arrive tout de même à s’accommoder avec cet état de fait :

«  Et vous devez vous demander pourquoi tout ça alors, pourquoi je ne quitte pas ce commerce que je dénonce et qui me tue, je n’en sais rien, c’est peut-être à cause d’une tendance naturelle que j’ai à me dévêtir et à m’étendre à toute heure, à supporter les caresses et d’aimer ça, je veux dire que oui, je suppose que j’aime ça, enfin si je savais aimer, j’aimerais sans doute ça, mais c’est aussi l’argent je crois, je n’ai pas encore parlé de l’argent qui remplit ma vie de choses à acheter, à repeindre et à réaménager, je ne vous ai pas dit qu’avec cet argent je peux m’occuper de moi comme je l’entends, à chaque instant, faire mousser mes cheveux à l’infini avec un nouveau shampooing, courir les chirurgiens, entretenir cette jeunesse sans laquelle je ne suis rien et cette blondeur qui donne un sexe à mes regards, il y a d’abord l’argent pour entretenir ma jeunesse et ensuite la fascination pour ce qui se répète ici, client après client, cette chose que je n’admets pas et que je mets à l’épreuve tous les jours 16»

13 Nelly Arcan, Putain, p. 141.

14 Nelly Arcan, Putain, p. 25-26.

15 Nelly Arcan, Putain, p. 48-49.

16 Nelly Arcan, Putain, p. 51.

L’idéal de beauté

La narratrice de Putain est prise dans le cercle vicieux des désirs et de l’argent : elle se fait alléchante et jeune pour ses clients, qui choisissent toujours les prostituées les plus jeunes, et ce faisant elle gagne beaucoup d’argent, qu’elle emploie à rester à la hauteur de leurs exigences. Mais cela va plus loin : les goûts en matière de prostitution correspondent parfaitement à l’idéal social de jeunesse et de beauté qui guide la représentation du corps féminin dans nos sociétés occidentales.

« Et si je sais si bien ce qui m’attend, c’est sans doute que j’y suis déjà, à ce qui m’attend, au sommeil et au mutisme, je suis déjà là où en est ma mère car avoir vingt ans est déjà trop lorsqu’on est une femme, lorsqu’on est putain, c’est le début des rides et des cheveux blancs et surtout du souvenir qu’on fut jadis sans rides et sans cheveux blancs, c’est le début des regards qui changement et qui ne s’attardent plus 17

Mais peu importe qui ils sont car il y aura toujours entre eux et moi cet écart qui saute aux yeux et qu’ils ne voient pas, quelque chose qui cloche et qui n’est pas entendu, repris dans leurs théories de l’évolution de l’espèce, de jeunes guenons qui montrent leur fente au mâle protecteur, qui gémissent de droite à gauche pour trouver à se nourrir, oui, la nature est ainsi faite, on n’a qu’à observer les singes pour le comprendre, pour conclure que les femelles aiment les plus forts, les plus riches, qu’elles doivent être jeunes pour se faire aimer, les clients me racontent leur théorie de ce pour quoi nous sommes là à faire ça, ils font de moi leur guenon 18»

Ce cercle vicieux, paradoxe insoluble, triomphe, et les femmes se voient condamnées à se définir selon l’axe du désir. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’auteure propose un classement qui situe toutes les femmes à un extrême ou à l’autre de cet axe : les schtroumpfettes, qui ne sont motivées que par le désir masculin, se situent d’un côté, et les larves, celles qui ont abdiqué devant l’exigence de plaire et se replient sur elles-mêmes, de l’autre. Les femmes qui ont recours à la chirurgie plastique pour le sexualiser encore plus sont des schtroumpfettes ; la mère de Cynthia, dont le corps est une épave, est une larve. Dans cette division, la prostituée occupe une place médiane : dans son désir de plaire, elle est schtroumpfette ; dans sa passivité de femme soumise, elle est larve.

Oui une femme c’est tout ça, ce n’est que ça, infiniment navrante, une poupée, une schtroumpfette, une putain, un être qui fait de sa vie une vie de larve qui ne bouge que pour qu’on la voie bouger… »

Alors que les larves ont quitté le marché de la séduction, les schtroumpfettes, elles, se livrent une lutte qui ressemble fort à un concours de beauté à grande échelle.

C’est vrai, je suis la preuve que la misogynie n’est pas qu’une affaire d’hommes, et si je les appelle larves, schtroumpfettes, putains, c’est surtout qu’elles me font peur, parce qu’elles ne veulent pas de mon sexe et qu’il n’y a rien d’autre que je puisse leur offrir, parce qu’elles ne viennent jamais sans la menace de me renvoyer à ma place, dans les rangs, là où je ne veux pas être. Et si je n’aime pas ce que les femmes écrivent, c’est que les lire me donne l’impression de m’entendre parler, parce qu’elles n’arrivent pas à me distraire de moi-même, peut-être suis-je trop près d’elles pour leur reconnaître quelque chose qui leur soit propre et qui ne soit pas immédiatement détestable, qui ne me soit pas d’emblée attribuable. Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser toutes pareilles, les penser comme je me pense, en schtroumpfette, en putain. »

Ce besoin de plaire et de séduire devient maladif et provoque chez l’auteure des troubles alimentaires, en plus d’une obsession pour l’exercice physique, bref, un rapport au corps abusif et destructeur :

… j’ai quitté ma campagne pour m’installer en ville, j’ai voulu travailler et je suis devenue putain, quelle bêtise, quelle belle suite logique d’événements, de l’anorexie à la putasserie, il n’y a qu’un pas à faire, et il fallait bien que ce soit ma bouche qui travaille encore, prendre dans ma bouche tout ce que je pouvais prendre, rattraper le temps perdu, m’entourer de kilos et de queues, et n’allez pas croire qu’aujourd’hui je suis guérie, non, j’ai toujours faim, tous les jours je soupèse ce que je mange, est-ce que ceci va bien avec cela, est-ce que je ne pourrais pas laisser un tiers de cette bouillie dans mon assiette, ne pas manger ce dernier tiers pour habiter mon corps d’adolescente le plus longtemps possible, ma petitesse de schtroumpfette qui aime faire gonfler ses lèvres avec du silicone, les lèvres et les seins, avoir ce que ma mère n’a jamais eu, des lèvres et des seins, et le tiers d’une assiette multiplié par trois cent soixante-cinq jours font cent vingt assiettes en moins à digérer, et ce n’est pas tout car il y a l’exercice physique, il y a la gym, le centre d’entraînement où on trouve des appareils spécialement conçus pour raffermir le ventre, les fesses et les cuisses, là où se concentre plus de quatre-vingts pour cent de la masse graisseuse, et je dois y aller trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi, un jour pour le ventre, l’autre pour les fesses et le dernier pour les cuisses 19»

17 Nelly Arcan, Putain, p. 118.

18 Nelly Arcan, Putain, p. 161.

19 Nelly Arcan, Putain, p. 94.

Le rejet du passé

La plongée de Cynthia dans le monde de la prostitution révèle son désir de rompre avec tout ce qui constitue son passé : son enfance, sa famille, sa ville natale, ses racines.

« Et je n’ai plus le souvenir de ma vie d’avant, je ne peux plus m’imaginer autrement, j’ai désormais un titre, une place et une réputation, je suis une putain de haut calibre, très demandée, je peux aussi voyager dans les pays du Sud avec des Blancs qui s’envoient de l’air au visage avec des billets de banque 20»

Ce rejet du passé trouve son paroxysme dans la relation tumultueuse que Cynthia entretient avec sa famille, une relation conflictuelle teintée de haine et de mépris. Son changement de prénom signale une première rupture avec cette famille et un hommage à sa sœur mort-née : « […] je m’appelle Cynthia et vous le savez déjà, ce nom n’est pas vrai, mais c’est le mien, c’est mon nom de putain, le nom d’une sœur morte qu’il m’a fallu remplacer, une sœur que je n’ai jamais pu rattraper  21 ».

Rupture, certes, mais il n’en demeure pas moins que la prostitution dans Putain est décrite aussi comme une sorte de prolongement de l’histoire familiale. En effet, la multiplication des rapports sexuels est une façon pour Cynthia de compenser symboliquement le manque de désir de son père pour sa mère :

« … il ne s’agit des autres mais de mon dégoût d’être une larve engendrée par une larve, dégoût pour cette mère que je déteste à chaque moment, jusque dans la plus lointaine de mes arrière-pensées, et si je la déteste à ce point ce n’est pas pour sa tyrannie ou pour un pouvoir dont elle jouerait traîtreusement, non, mais pour sa vie de larve, sa vie de gigoter à la même place, se retournant sur son impuissance, sa vie de gémir d’être elle-même, ignorée par mon père, sa vie de penser que mon père la persécute et lui veut du mal, mais mon père ne veut rien d’elle, rien pour elle, il ne la déteste ni ne l’aime, seule la pitié le retient de partir là-bas, sur son voilier pour faire le tour du monde, et elle le sait mais ne fait rien, d’ailleurs a-t-elle déjà fait quoi que ce soit dans sa vie en dehors de ses activités et de ses plaintes de larve, flac flac du dos au ventre et du ventre au dos, plier et déplier en même temps dans le lit conjugal, mourir d’être une larve sous les couvertures nuptiales, la Belle au bois dormant, ni belle ni même dormant, car pour dormir vraiment, sainement, dormir comme dorment les mères tranquilles, il faudrait qu’elle sache vivre sans mon père et je vous dis qu’elle a besoin de lui pour dormir ou se réveiller ou encore pour manger, elle a besoin de lui alors que lui n’en veut pas, alors qu’au détour d’un geste qu’il ne lui adresse pas elle le suit de ses yeux de chienne qui attend l’heure de la promenade. 22 »

Le lien entre la vie familiale passée et le présent de la prostitution se fait autant à travers la figure de la mère que celle du père :

« Mais il [son père] doit bien savoir que ma mère meurt et que je fais la putain, il le sait mais s’en réjouit peut-être, il doit penser à moi lorsqu’il s’amuse avec ses putains de la même façon que je pense à lui lorsque les clients s’amusent avec moi, vous vous rappelez, la porte qui s’ouvre sur l’autre et la surprise qui n’en est pas une, coucou papa c’est moi ta femme-fille qui se présente à toi sous la forme d’une putain portant un nom qui n’est pas le sien, le nom de ta fille morte à qui je dois le fait d’être en vie puisque c’est son petit cadavre qui vous a pressés vers le lit, et ce n’est pas important de toute façon qu’il le sache ou non car ce qui compte est le plaisir qui trouve son chemin, toujours, il faut bander et jouir à tout prix ou faire bander et faire jouir, il faut payer ou se faire payer, se vider de son sperme ou en recevoir sur le visage 23»

Si la haine de la mère est avant tout de la pitié, la haine du père est plus directe et a pour objet la même hypocrisie et la même inconséquence constatées chez les clients. En cherchant à démasquer la figure du père, un homme soi-disant très croyant, qui ne fait plus l’amour à sa femme et qui achète, elle en est persuadée, des services sexuels, Cynthia en vient à envisager une rencontre incestueuse :

« Ma mère n’aurait jamais fait ça, elle ne s’est prostituée qu’avec un seul homme, mon père, et si moi je baise c’est pour elle aussi, je baise pour ne pas laisser mon père être le seul, c’est trop navrant, cet homme dressé comme Dieu le Père contre le péché du monde, mon péché et aussi le sien, car je baise avec lui à travers tous ces pères qui bandent dans ma direction, leur gland rougi qui converge vers ma bouche, qui insiste vers le lit, leur haleine, leur bave, l’orgasme et le départ 24

vous avez bien cerné le motif de la dépersonnalisation que subit toute chose dans mon esprit, mon père est comme mes clients et mes clients sont comme mon père, ma mère est comme moi et je suis comme ma mère, mais oui c’est vrai que je finis par me perdre dans tous ces jeux de miroir, que je ne sais plus qui je suis à force d’être comme une autre et que je ne sais pas davantage qui vous êtes à force de vous prendre pour un autre, ce n’est donc pas me retrouver seule qui me fait peur, mais de ne pas arriver à l’être 25[…]. »

20 Nelly Arcan, Putain, p. 56.

21 Nelly Arcan, Putain, p. 121.

22 Nelly Arcan, Putain, p. 36.

23 Nelly Arcan, Putain, p. 141.

24 Nelly Arcan, Putain, p. 33.

25 Nelly Arcan, Putain, p. 97.

L’amour, la relation

L’amour dans les romans de Nelly Arcan ne se vit jamais dans la durée, il est au mieux provisoire, au pire impossible. Ici, c’est l’expérience de la prostitution qui a marqué la narratrice au fer rouge et l’a rendue inapte à l’amour.

Voilà pourquoi je vis seule, qu’il n’y a pas d’homme dans ma vie, que je ne suis pas chez moi à attendre qu’il rentre du travail, à lui préparer le souper, à planifier les vacances d’été, non, je préfère le plus grand nombre, l’accumulation des clients, des professeurs, des médecins et des psychanalystes, chacun sa spécialité, chacun s’affairant sur l’une ou l’autre de mes parties, participant au sain développement de l’ensemble, un seul homme dans ma vie serait dangereux, trop de haine en moi pour une seule tête, j’ai besoin de la planète, de l’étendue du genre humain, et puis d’ailleurs que pourrais-je lui offrir, rien du tout, le prolongement de ma mère, un cadavre qui sort de son lit pour pisser, pour exhiber son agonie dans le va-et-vient entre le lit et la salle de bain, il n’y aurait rien à lui offrir et lui non plus d’ailleurs, rien qu’il puisse m’offrir, il ne pourrait que m’interroger de son regard, chercher en moi quelque chose à quoi s’accrocher, quelque chose de vivace qu’il pourrait repérer à distance, comme le duel des mains sur les cuisses de ma mère, sa manie de larver qui parle au bout des doigts, oui, cet homme se tiendrait sur le pas de la porte, à chaque instant sur le point de s’en aller, il me quitterait dans sa façon de remettre à plus tard son départ, et un jour ce serait le bon, celui sans retour à la perspective qu’il me quitte, et ce jour-là le vide qui m’habite grandirait démesurément, un dernier coup porté au néant qui éclaterait enfin, trouvant une issue et s’étendant aussi loin que possible, jusqu’aux limites de ce monde duquel je me suis toujours exilée, volontairement ou presque, n’y ayant jamais été appelée ou si peu, que par mes clients peut-être et pour si peu, presque rien, pour un plaisir douloureux, comme arraché à leur sexe fatigué.

Et si j’aimais un homme au point de mourir de son départ, ne serait-ce pas là un amour de larve, un amour qui chercherait les endroits sombres et qui se tordrait sur lui-même d’être si peu partageable, eh bien oui car je ne sais pas aimer d’un amour vrai, qui ne demande rien, donne tout, jusqu’à la vie et pas n’importe laquelle, une vie remplie et courageuse de héros tout entier bon, un amour de prophète, de vieil homme sage qui ne sait plus bander, non, je ne sais qu’aimer d’un amour d’adieux, l’amour de partir loin de moi qui vous repousserait de toute façon, même si vous essayiez très fort et que vous marchiez sur vous-même 26»

26 Nelly Arcan, Putain, p. 38-39.

Maladie mentale, folie et psychanalyse

Les thèmes de la folie et de la maladie mentale sont omniprésents dans les romans de Nelly Arcan, de Putain à À ciel ouvert en passant par Folle. Cynthia se décrit comme une fille suicidaire et dépressive qui a aussi des troubles alimentaires, et ce, depuis l’adolescence. Le quotidien de la narratrice est donc ponctué de ses visites chez un psychanalyste et la prise d’antidépresseurs.

« Alors pour les antidépresseurs je ne dis pas non, en attendant que ma mère meure je veux bien prendre tout ce qu’on peut m’offrir, des comprimés bleus le jour et des blancs la nuit, je veux bien rire d’un faux rire et sans raison sous la pression de la dopamine, rire en attendant de trouver la force de me tuer, d’ailleurs je ne sais pas pourquoi ce n’est pas déjà fait, pourquoi je suis encore là à me dire que je le ferai tôt ou tard 27»

Le personnage du psychanalyste prend dans Putain un rôle important : non seulement il fournit le traitement à la folie et incarne la stabilité pour la narratrice, mais il est aussi le seul homme dans son entourage qui ne semble pas la désirer sexuellement.

« […] il est payé pour tenir bon, il ne faut pas l’oublier, tenir bon son rôle de psychanalyste qui a confiance en ses méthodes, car que resterait-il de la cure s’il baissait les bras devant mes silences et la monotonie de mon discours, je n’en sais rien, nous serions deux à les avoir baissés et on se rejoindrait enfin dans la défaite comme les gens défaits savent si bien le faire, on se tiendrait les mains et les coudes en déplorant de ne pouvoir être à la fois sains et amoureux, on boirait à la vie avec le fou rire des gens qui l’ont échappé belle, on boirait à la faillite de ses techniques et à la victoire de l’inconscient, et puis je n’y crois pas à ce réservoir de pulsions qui doit bien finir par céder sous la pression de l’expertise et dévoiler la morbidité de ses mécanismes, voilà pourquoi il serait vain de vouloir en repérer les traces entre deux mots ou deux rêves ou toute autre chose qu’on décrit longuement dans ces bouquins qu’il serait tout aussi vain de lire, il me manque tout de ce qu’il faut pour guérir, l’organe et la maladie, le remède et le désir, et que je sois malade serait une bonne nouvelle, je veux dire malade d’une maladie qui ait un nom et qu’on puisse diagnostiquer sans ambiguïté, mesdames et messieurs, je suis malade de ceci, de cette maladie qui existe car elle a un nom, et présentement je suis malade de ne pas pouvoir nommer le mal que j’ai, et vous verrez que je mourrai de ça, de ces mots qui ne me disent rien car ce qu’ils désignent est bien trop vaste pour m’interpeller, bien trop peu pour me dissocier de ma mère 28 . »

28 Nelly Arcan, Putain, p. 144.

Mort

La mort semble faire partie du quotidien de la prostituée. Mort dans l’âme et mort du corps à petit feu, d’avoir été meurtri par les trop nombreux rapports sexuels. Peur de la mort ensuite, car qui sait ce qui se cache dans la tête de ses hommes qui acceptent de s’abaisser jusqu’à payer pour des services sexuels. Surtout, c’est l’idée de se donner la mort qui revient sans cesse, long processus toujours avorté, mais tout de même finalité logique de cette vie de misère :

« […] alerter les voisins et forcer l’immeuble entier à tremper dans cette affaire de putain morte d’avoir trop détesté sa mère, pourquoi ne pas ruiner à jamais le travail du chirurgien qui m’a rapetissé le nez, qui m’a gonflé les lèvres, il vaudrait mieux que le prochain client me frappe une fois pour toutes, qu’on me fasse taire, car je n’arrêterai pas, et même si je m’arrêtais ça n’arrêtera pas, ça se poursuivra d’autant plus fort derrière mes yeux, dans le circuit de ma pensée détournée par la laideur de ma mère, non, il n’est pas facile de mourir enfin, il est plus aisé de jacasser, larver, gémir, d’ailleurs ma mère ne s’est jamais donné la mort, et pourquoi je n’en sais rien, sans doute parce qu’il faut de la force pour se tailler les veines, parce que pour se tuer il faut d’abord être vivant 29 .

Et si je meurs avant mon suicide, c’est qu’on m’aura assassinée, je mourrai entre les mains d’un fou, étranglée par un client parce que j’aurai dit un mot de trop ou parce que j’aurai refusé de parler, de dire oui c’est vrai, les putains sont des menteuses, de sales garces qui éblouissent les autres femmes, les emportant en masse loin de leur mari, vers un monde surpeuplé et sans famille, je mourrai d’avoir tu ce que je pense passionnément, ma contribution à ce qu’il y a de pire dans la vie 30

Je ne savais pas qu’un jour il ne me serait plus possible de changer mes idées sur la vie et sur les gens, je ne croyais pas pouvoir annoncer cent fois ma mort sans l’épuiser, sans la rendre impraticable comme ces tours de magie qu’on a regardés de trop près, je ne pensais pas continuer à y croire toujours plus et me terrifier de cette assurance, non, au commencement de vouloir mourir, j’ignorais à quel point je disais vrai, à quel point la mort se cachait derrière tous mes gestes, d’ailleurs on me dit souvent que je fais un métier dangereux 31

[…] j’ai la mort au bout des synapses que je ne sais plus faire taire, et moi je vous dis que ce cerveau n’est pas le mien, c’est celui de ma mère car il a pris sa stature de larve en vieillissant, il a grandi vers le bas à mon insu et s’est fixé au sol de peur de faire mieux qu’elle, vous voyez il ne faut jamais faire mieux que sa mère surtout si elle meurt de sa petitesse, ça pourrait l’achever de se voir surpassée par une enfant dont elle a exigé la compagnie fidèle pendant que le père courait les putains, alors il faudrait la soigner avant moi sinon je doute fort que ce soit efficace, il suffirait que je pense à elle une seule fois pour que ma tête redevienne la sienne, je l’ai déjà dit je crois, j’ai ma mère sur le dos et sur les bras, pendue à mon cou et roulée en boule à mes pieds, je l’ai de toutes les façons et partout en même temps, voilà pourquoi il faudrait qu’on me coupe la tête, qu’on m’arrache la peau, il faudrait détruire tout ce qu’elle a marqué de sa morsure de chienne lorsque j’étais encore au berceau, il faudrait me dépecer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que les os, et au moment de ne plus offrir de surface où elle puisse déposer sa charge, je deviendrai quelqu’un qui ne sera pas elle, je serai morte sans doute mais j’aurai accompli un exploit, celui d’être la fille de personne 32»

29 Nelly Arcan, Putain, p. 37

30 Nelly Arcan, Putain, p. 87.

31 Nelly Arcan, Putain, p. 89.

32 Nelly Arcan, Putain, p. 138.

Ce qu’elle en dira a posteriori

Dans Folle, quelques années après le fait, Nelly Arcan écrira (toujours à la première personne) à propos de l’époque où elle a écrit Putain : « Quand je pense à cette période de ma vie, je regrette tout ce que j’ai pu en dire dans mon premier livre, aujourd’hui ma mémoire penche en sa faveur 33. » Putain, explique l’auteure dans Folle, a été mal compris : comme il est vite devenu un véritable phénomène littéraire, les gens se sont rués en magasin pour l’acheter, mais ont très vite abdiqué devant la dureté du propos.

«  Souvent je te disais que le problème, avec ce premier livre, était que tout le monde l’avait aimé, mais que personne ne l’avait lu jusqu’au bout, et que la démission de mes lecteurs devant Putain m’empêcherait peut-être de finir le second ; disons qu’entre mes lecteurs et moi, il y avait une grande complicité, je leur ai appris que vomir pouvait être une façon d’écrire et ils m’ont fait comprendre que le talent pouvait soulever le cœur. 34 »

33 Nelly Arcan, Folle, Paris, Seuil, « Points », 2005 [2004 pour la première édition], p. 130.

34 Nelly Arcan, Folle, p. 168.


[ Fragments de personnages ]   |   [Les critiques du livre]