La honte

Intimement liée à la question identitaire et à l’image de soi, la honte est une autre composante essentielle de la psyché des personnages de Nelly Arcan. Celle-ci décrit le sentiment comme une expérience totale qui fleurit avec l’adolescence et qui englobe progressivement et au fur et à mesure des années tout le corps, toute l’identité.

« La honte, c’est un pays. Une légion d’honneur d’un pays défait. C’est l’univers. C’est l’expérience d’être dans un corps. C’est l’expérience d’être ce corps-là, dans cette vie-là, avec ces choses-là qui rentrent et qui sortent, qui échappent à la volonté. Les tableaux et les sculptures dans les musées, les photos sur le Web et toutes les robes du monde n’en sont que les représentants, ils se désagrégeront bien avant la honte dont ils sont le reflet. 1

« La vie est un scandale, c’est ce que je me dis tout le temps. Être foutue là sans préavis, sans permission, sans même avoir consenti au corps chargé de me traîner jusqu’à la mort, voilà qui est scandaleux. Et la honte qui grandit avec l’âge, l’âge comme l’eau au moulin ou celle qui coule sous les ponts, la honte qui s’élargit à mesure que mes amis se tiennent loin de moi, que mes père et mère s’effacent de ma vie et qui vivent, qui sait, avec cette même honte, parents et amis qui de loin en loin, sans même ouvrir la bouche, m’indiquent dans leur éloignement, leur détachement comme un doigt pointé sur moi, le lieu d’une faute qui n’est pas un geste ou une parole mais mon corps las d’être poussé par la vie. Mon être est indissociable de ma honte. Mes vêtements, les tableaux accrochés à mes murs, mes albums de photos en font partie mais n’en portent pas le fardeau. Certaines choses ne se délèguent pas. La honte, celle d’être là, d’exister parmi les autres, la honte comme une plante verte au soleil gratuit, arrosée par la pluie gratuite, une plante que tout invite à ouvrir mais dont tout se détourne aussi, la honte comme bonzaï, comme torsion du corps frappé de nœuds, à l’allure muselée, arthrite du cœur, cisailles dans la croissance, la honte comme rupture, la honte d’être mal partout et jusque dans le sommeil, jusque dans les rêves où tout se rejoue en miroir, sur la face inversée du jour, l’envers de la veille, ce n’est pas la vie qui en paye le prix, cette grande Responsable, ce n’est pas la vie qui la porte sur elle, la honte associée, chromée, ce n’est pas elle qui paye l’odieux du viol, primordial, de la naissance, qui chaque fois arrache au néant une forme qui ne demandait rien, qu’à rester en puissance, qu’à n’exister qu’en herbe, qu’en potentiel d’explosion, promesse de vie intouchable, inapplicable, qu’à rester dans le froid minéral et éternel du cosmos, mais bien ceux qu’elle a forcés au monde, fait tomber sur Terre. 2

« Dehors, dans les environs, il y a un endroit qui s’appelle le Plateau Mont-Royal. Le Plateau Mont-Royal n’est qu’un lieu où j’ai déposé ma honte, le dernier en date. Dans cette honte il y a tous les autres lieux que j’ai habités, en premier les Cantons de l’Est où je suis née. Quand je suis née c’est à ce moment, je suppose, que tout a commencé. À y regarder de près le début, c’est peut-être ma mère. Et si le vrai début, c’est ma mère, c’est aussi sa mère à elle. La honte est une lignée de femmes à perte de vue, qui se boucle en cercle, en nœuds de pendu qui accouchent les uns des autres, nœuds qui s’achèvent comme un serpent qui se mord la queue, qui se la mange, qui se la digère et se régénère dans l’autosuffisance d’une vie enroulée sur elle-même, ni affamée ni rassasiée. Une roue qui tourne sans coup du destin, autopropulsée. 3

Dans Putain, la honte naît immanquablement de la prostitution, qui a toujours suscité le dégoût et le mépris dans la société.

« La prostituée, c’est celle qui se donne à tout le monde, c’est une tentatrice. Elle fait peur, c’est pour ça qu’il y a un discours de honte autour d’elle et qu’elle est associée au déchet. Lorsque le client est avec une prostituée, il la couvre de compliments, veut lui plaire et lui faire plaisir, mais lorsqu’il la croise dans la vraie vie, il la méprise. 4

1 Nelly Arcan, La Robe, [inédit].

2 Idem.

3 Idem.

4 Le Papier pressé, le bulletin du livre francophone d’Amérique, 24 janvier 2002.

La Honte

La Honte, c’est aussi dans le corpus de Nelly un texte qu’elle aura écrit après son passage à l’émission québécoise Tout le monde en parle en 2007. Elle y raconte l’expérience douloureuse de cette entrevue qu’elle a vécue comme un guet-apens, où le présentateur essayait de la piéger en utilisant des citations choc et en la confrontant à ses propres contradictions. L’absence de débat, la complaisance de l’humoriste et les blagues douteuses sur le décolleté de l’auteure l’auront profondément marquée.

« Une entrevue étrange empreinte de malaise, a-t-on remarqué dans certains journaux. Un chien dans un jeu de quilles. Une bête traquée dans une robe de soirée - qui a d’ailleurs déterminé l’orientation de l’entrevue. Qui a constitué l’unique sujet (ou presque) de l’entrevue. C’était prouver par l’absurde que le propos de mon dernier livre, où les femmes sont perçues comme des images (par elles-mêmes aussi, j’en conviens) décrit un phénomène de société. D’époque. Donc pas que personnel. Un col roulé n’aurait rien changé à ce monde-là, qui aurait continué son chemin, comme un grand. 5

5 Nelly Arcan, « L’image », ICI, 20 septembre 2007.



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